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La dissonance éthique au travail

  • Photo du rédacteur: Tiphaine Périn
    Tiphaine Périn
  • 6 déc. 2022
  • 6 min de lecture


J’accompagne actuellement une patiente qui occupe un poste de DRH dans le secteur industriel. Elle a commencé à venir me voir il y a plusieurs mois suite à une importante crise d'angoisse sur son lieu de travail lors de laquelle elle avait perdu connaissance. Depuis, malgré une fatigue devenue chronique, elle cherche à comprendre ce qui s'est passé.


Son activité se déroule dans un environnement organisationnel défaillant dans lequel elle voit régulièrement ses valeurs morales de justice et d’équité bafouées sans pouvoir émettre la moindre interrogation ou objection. A l'instar du personnage de Vincent Lindon dans le film Un autre monde (S. Brizé, 2021), cette situation entraine chez cette jeune femme une souffrance sourde, aveugle, lancinante et dévastatrice pour sa vie privée.


Lors de notre dernière entrevue, alors qu’elle évoquait ces difficultés, elle s’est arrêtée et m’a demandé très frontalement : « mais comment je fais pour revoir mes valeurs à la baisse ? ». Le voilà, ce réflexe que nous avons tous déjà eu : celui de l’abnégation, du sacrifice de soi pour ce qui pourtant nous fait du mal.


Cette réaction m’a poussée à m’interroger sur notre propre incohérence : pourquoi sommes-nous prêts à sacrifier nos valeurs pour un travail dont nous attendons justement qu’il donne du sens à notre vie ?



Le rôle des valeurs


En psychologie, on définit la valeur comme une croyance durable, issue des processus de socialisation, mettant en lumière le fait que certains états ou comportements sont plus souhaitables ou préférables que d’autres. Au fur et à mesure du temps, de notre éducation et de notre découverte du monde, ces valeurs s’intègrent à notre identité jusqu’à faire partie intégralement de ce que nous sommes. Elles forment alors des structures cognitives qui peuvent agir comme des filtres à travers lesquels nous percevons et analysons les situations que nous vivons. Elles jouent également un rôle important dans notre motivation en constituant des principes qui guident et justifient nos décisions et nos actions.

En éthique appliquée, une valeur est « la raison d’agir dans une situation particulière en vertu d’un certain idéal de pratique ou du sens qu’on veut donner à une action ». Ainsi, une enseignante agira d’une certaine façon par souci d’équité envers ses élèves, selon ses idéaux de pratique en enseignement ; une infirmière, par souci du respect de la dignité d’un patient selon son propre idéal de la « bonne » infirmière ; un manager choisira de privilégier l’efficacité et la performance, ou encore l’humanisme et la compassion, selon son idéal d’un « bon » manager dans une situation donnée; etc.


En résumé, l’éthique s'interroge sur les valeurs morales et principes moraux qui doivent orienter nos actions dans le but d’agir conformément à ceux-ci.


Les chercheurs en psychologie Cherré, Laarraf et Yanat proposent l’idée d’une « dissonance éthique », liée à l’existence d’une tension entre les valeurs sociétales individuelles et les valeurs réelles vécues dans le cadre du travail. Pour ces auteurs, « que l’on parle de valeur comme pilier du sens, de rectitude morale et d’harmonie entre le travail et les valeurs personnelles, la notion d’éthique ou de morale se comprend comme un élément important dans la construction du sens de la vie et du sens du travail ». Cette définition souligne donc effectivement l’existence d’un lien entre la souffrance au travail et le sens que les personnes attendent que leur travail produise dans leur vie. Nous cherchons donc parfois du sens dans un travail qui pourtant nous fait souffrir et à l’inverse, le sens du travail peut impacter notre santé psychologique avec parfois des conséquences sur nos propres valeurs et éthique.



Six actifs sur dix sont exposés à des conflits de valeurs au travail…


Aussi, sacrifier une valeur importante à ses yeux au détriment d’une autre, imposée par un supérieur, un groupe ou les normes d’une organisation, sans que cela « fasse sens » pour soi, peut générer une forte tension interne. Si le malaise persiste, par le silence notamment, la souffrance s’installe. La perception répétée d’incohérences ou de conflit de valeurs peut alors déboucher sur une perte de sens et l’épuisement professionnel.


Par ailleurs, nous cherchons tous à maintenir une certaine harmonie entre ce que nous pensons et ce qu’il se passe autour de nous, sans quoi nous ressentons immédiatement une sorte de malaise. Suivant un principe homéostatique, tout déséquilibre ou dissonance déclenche des mécanismes d’autorégulation visant à restaurer l’équilibre, la consonance ou l’harmonie. Dans le cas de cette patiente, elle cherche à atténuer son malaise et à restaurer ce besoin d’harmonie en cherchant à se sur-adapter au lieu de se confronter à une réalité objective : la défaillance de l’organisation du travail et en plus précisément ici, l’absence total de soutien de la part de sa direction.

Cela se traduit alors par une forme d'abandon de soi, où il paraît plus simple de rogner un peu sur ses principes, ses besoins, ses envies, son temps… car cela économise en confrontation et en conflit. Cela évite de ressentir de la peur ou de la culpabilité. Donc, au lieu de se confronter aux causes profondes qui poussent à se sacrifier (une charge excessive de travail, un manque de moyens, des agressions verbales…) on patiente, on accepte, on laisse couler, on dit « oui » ou on ne dit rien. A court terme, cela fonctionne. Les autres sont satisfaits, les relations apaisées et peut-être même recevons-nous une bonne image de nous-mêmes. Mais à long terme, c’est l'épuisement assuré pour l’individu qui subit cette tension silencieuse.


Bien entendu, la problématique n’est pas d'avoir des valeurs en soi, mais la rigidité que nous y mettons parfois. Sans valeurs, nous serions des êtres immoraux, incapables de distinguer le bien du mal, l’acceptable de l’inacceptable, le juste de l’injuste et notre espèce aurait probablement déjà disparue. En revanche, avoir des valeurs trop rigides peut conduire à une forme d’intransigeance, voire de radicalisme, qui empêche d’entretenir des relations saines et équilibrées avec les autres et devenir source de souffrance. Un travail de conscientisation et de compréhension de ses schémas cognitifs peut alors s’avérer intéressant pour apporter une forme de souplesse, de flexibilité. Il ne s’agit surtout pas de renoncer à ses valeurs, mais d’apprendre à percevoir les situations qui génèrent du malaise avec plus d’objectivité, pour y répondre peu à peu de manière adaptée pour soi déjà, puis pour les autres ensuite…


La (re)motivation par le sens


Les nouvelles formes d’organisation du travail ont opéré un déplacement du registre de la conflictualité sociale sur le registre de l’individu et du psychisme. Auparavant, la pénibilité était davantage vécue au travers de rapports de force entre des collectifs de travail et les employeurs, alors qu’aujourd’hui on tend vers une individualisation du travail toujours plus grande. Ainsi, nous sommes passés d’une mobilisation des corps à une mobilisation de la subjectivité du travailleur qui doit canaliser son énergie psychique sur des objectifs de production, ajoutant à la charge physique une importante charge cognitive et émotionnelle.


La gestion des risques psychosociaux est au croisement de ces problématiques et la souffrance individuelle dans un contexte organisationnel nécessite une volonté instrumentale de maîtrise des collectifs de travail pour assurer la poursuite de la production pour les employeurs. Mais si une prise en charge et un accompagnement des personnes en souffrance est indispensable, un travail de réflexion sur les conditions exogènes qui accompagnent ces décompensations et/ou somatisations l’est tout autant.


Il s’agirait alors pour les organisations de considérer les valeurs au travail comme une forme de respect accordé aux personnes en tant qu’êtres appartenant à un collectif de travail mais qui restent singulières et autonomes. Il s’agirait ensuite de s’appuyer sur ces valeurs en les transformant en outil d’expression, d’écoute, de discussion, de débat lors de temps professionnels cadrés et protégés et visant la recherche d’un sens commun.


La période actuelle dite de « grande démission » sur fond de crise écologique démontre bien le lien étroit entre démotivation au travail et le poids des valeurs à travers l’éco-anxiété. Anthropologiquement, l’homme a besoin d’optimisme, de savoir que demain sera mieux, que la trajectoire qu’il suit est ascendante. C’est pourquoi la réflexion et l’action organisationnelle doivent porter sur le sens du travail vu comme un horizon, une direction qui doit être commune et plus forte que des objectifs de production.


Retrouver le sens du travail et comprendre pourquoi, pour quoi et vers quoi nous travaillons est la clé pour redonner à tous des raisons de guérir, des raisons de se battre et surtout, des raisons de travailler.

 
 
 

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Tiphaine Périn | Psychologue

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