La juste place du travail
- Tiphaine Périn
- 10 févr. 2023
- 3 min de lecture

Je suis toujours émerveillée par l’amour que portent les personnes que je rencontre à leur travail. Ces personnes aiment travailler, se sentir utiles, participer au monde. Mais si elles viennent consulter c’est parce qu’elles souffrent non pas du travail lui-même, mais bien de l’impossibilité de bien faire ce travail qu’elles aiment tant.
Entre le recul de l’âge de départ à la retraite et l’augmentation de la durée légale du travail, les gouvernements successifs semblent vouloir augmenter le volume de travail pour pallier les crises économiques. Mais n’est-ce pas paradoxal que, alors que la société est de nos jours capable de produire plus avec moins de travail humain, ils s’efforcent à défendre une augmentation toujours plus accrue du volume de travail effectué par l’homme ?
Et au regard de l’importance de la vague de contestation, peut-on en conclure que les gens n’ont tout simplement plus envie de travailler ?
Selon la philosophe et sociologue Dominique Méda, nos sociétés occidentales vivraient dans l’angoisse existentielle d’avoir à renoncer à la notion de travail, devenue le centre d’une logique économique et donc un élément structurant de notre rapport au monde. Aussi, renoncer à cette notion reviendrait donc à déstructurer l’ordre de notre société reposant sur l’idée que seule l’activité humaine a une valeur, contrairement aux autres activités sociales.
Dans le même temps, est peu à peu apparue l’idée que le travail est aussi un vecteur de lien social et d’épanouissement individuel. Et en effet, cette place du travail comme condition de notre développement personnel a été parfaitement bien assimilée au niveau individuel, à en croire l’explosion des offres de coaching professionnels. Mais sans doute un peu trop, au regard des cas toujours plus nombreux de burn-out dont la singularité semble être le reflet de la fatigue d’une époque.
Selon l’approche clinique en psychopathologie du travail, l’épuisement professionnel apparaît ainsi comme un syndrome du « trop » et s’inscrit dans une demande nouvelle de suradaptation permanente à un environnement de travail où le sujet est sommé de rechercher un idéal de performance tout en réalisant son plein épanouissement.
Pourtant, le travail n’a pas toujours eu cette place centrale dans les sociétés humaines. Comme le rappelle Dominique Méda toujours, ce n’est que depuis la naissance du productivisme au 19ème siècle que le travail a acquis cette valeur économique. Le travail n’est donc qu’une notion contingente de l’histoire, pas un invariant de la structure humaine.
Aujourd’hui, les contraintes physiques ont diminué mais ont été remplacées par des stresseurs plus insidieux : la recherche de performance et de compétitivité, où la lutte contre le temps est permanente. Les nouvelles techniques de communication (mails, SMS, groupes WhatsApp, réseaux sociaux…) imposent une disponibilité et une réactivité immédiate et rendent caducs, pour de nombreux salariés, les accords sur la diminution du temps de travail. Et au milieu de tout cela, le travailleur n’a jamais été autant invité (voire sommé) à être autonome, performant et épanoui.
Mais notre rapport au travail est en train de changer, et nous assistons à une mutation civilisationnelle allant vers une décentralisation, sinon un rééquilibrage du travail dans la vie des individus, que la pandémie n’a fait qu’accélérer. Rendre au travail sa juste place dans nos vies, en reconnaissant aussi la valeur ressource d’autres activités, n’est plus un luxe, mais devient une nécessité.
Car sommes-nous prêts aujourd’hui à travailler plus sans la garantie de d’abord travailler mieux ? Il semblerait que non.
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